• Des souvenirs de vies, à la poubelle…

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30/01/2021 by 
Liliane ou Hélène, la photo ne nous le dira pas...

Le hasard des chinages dans les déchets encombrants déposés sur les trottoirs des hauts de la Riviera vaudoise a permis de sauvegarder quatre vieux albums de photos, que j’ai pu ensuite acquérir dans une brocante du Chablais.

Première impression

Retraçant à travers leurs images près de 50 ans de vie — de 1911 à 1959 — ces albums fixent sur les épreuves papier plusieurs générations de personnes d’une même famille genevoise. Des enfants jouant, des lieux et des voyages, des vues remplies de charme, de nostalgie, et méritant bien d’avoir, au moins provisoirement, échappé à l’incinération.

La ronde d’une famille

Ce qui frappe le plus, c’est de suivre la vie de deux sœurs, depuis l’âge de quatre semaines (pour l’aînée), jusqu’à leurs cheveux gris.

Deux générations natives du XIXe siècle, grands-parents et parents, sont fixées par les images durant la prime jeunesse des filles.

Les hommes de la famille sont très peu représentés, si ce n’est au début, avec un grand-père et probablement le père habillé en militaire durant la Première Guerre mondiale.

Au fil de l’écoulement du temps, les descendances se décalent et se remplacent avec des ressemblances physionomiques à s’y méprendre, dans une sorte de recommencement répétitif et perpétuel, qui n’est pas sans évoquer « Les Visiteurs », le film humoristique de Jean-Marie Poiré sorti en 1993.

Lecture des indices photographiques

C’est plus particulièrement la vie de l’aînée qui a retenu mon attention. Elle a suivi une carrière professionnelle dans la médecine, vraisemblablement dans l’anthropologie.

Sur des prises de vues, datées d’août 1940, elle remplit des fiches anthropologiques.

De novembre 1944 à mai 1945 : elle a participé à une tournée « séro-anthropologique » près de Berne, dans une voiture limousine Lancia du corps diplomatique immatriculée dans la capitale https://archiveouverte.unige.ch/unige:96230.

Mai 1954 : c’est dans les Grisons, dans le petit village de Furna (1400 m.), avec un véhicule immatriculé dans le canton de Berne, qu’elle relève avec des collègues des mesures, notamment de la tête d’habitants, pour établir les statistiques anthropomorphiques des populations montagnardes de Walser et de Romanches.

Août 1954 : elle se trouve à Bièvres (près de Paris) pour le « Congrès C.P. », la légende n’en dit pas plus.

Le 11 avril 1959, la doctoresse paraît fêtée, dans une salle dont le fond est occupé par une vitrine murale remplie de crânes humains.

Arrêt sur image

Une photographie revêt à mes yeux un intérêt particulier : il s’agit d’une vue prise en juillet 1951 à Collombey, à Barmaz II, lors des fouilles archéologiques menées par l’Institut d’Anthropologie de l’Université de Genève. Sous un abri de chantier est assise notre anthropologue mesurant un fragment de céramique préhistorique. Elle rédige le journal d’enregistrement des trouvailles, dessine et numérote les objets mis au jour. Sur la table, il y a des tessons de céramique et des fragments d’os préhistoriques, des outils modernes utilisés pour la fouille et le marquage.

Une soirée d’observation des détails des tirages photographiques à la loupe et des rares inscriptions nominatives permet d’établir des recoupements d’information et d’affirmer que l’aînée des sœurs travaillait très probablement à l’Institut d’Anthropologie de l’Université de Genève.

Dès lors, la poursuite de l’instruction fut assez simple à entreprendre et a fini par livrer nommément son identité : Hélène Kaufmann.

Une personnalité hors du commun

Mlle Hélène Kaufmann[1], née le 9 juin 1911 à Genève-Plainpalais ; décédée le 3 février 2001 à Collonges-Bellerive fit ses études d’anthropologie à l’Université de Genève avec le professeur Eugène Pittard (1867-1962), et fut assistante au laboratoire d’anthropologie de 1936 à 1955, puis chef de travaux. Sa petite sœur Liliane[2] est née le 31 mai 1913 et décédée à Genève le 10 juillet 1993.

La doctoresse Hélène Kaufmann fut une figure marquante, en Suisse, de l’anthropologie du XXe siècle. Elle publiera plus de cinquante articles et ouvrages dans cette discipline particulière et variée. Elle s’occupera également des squelettes de notre lointaine préhistoire, établira des statistiques de croissance des écoliers et réalisera une étude anthropologique comparative (ostéologique, anthropométrique, séro-anthropologique et génétique) des populations vivantes des cités et des Alpes. Durant la Deuxième Guerre mondiale, en Suisse, elle effectuera cette même étude avec les internés des camps italiens et polonais. C’est en qualité de collègue de Marc-Rodolphe Sauter (1914 – 1983, professeur de paléontologie et directeur du département d’anthropologie à l’Université de Genève entre 1949 et 1982) qu’elle participe aux explorations archéologiques menées dans les nécropoles préhistoriques de la Barmaz à Collombey, site soigneusement fouillé, qui a fourni un important matériel humain.

Dans le domaine de l’archéologie, grâce à ses études ostéologiques et à la publication des résultats, Hélène Kaufmann a fait « revivre » nos ancêtres — découverts souvent tout aussi fortuitement que ses albums.

Hélène Kaufmann méritait bien cet inattendu et bref hommage posthume sur sa vie, elle qui s’est tant occupée de ses semblables, morts ou vifs.

Conclusion intermédiaire

Voilà un aperçu de ce que peut livrer un album de photographies qui de prime abord n’intéressait plus personne, sûrement délaissé depuis des années et en route pour son dernier voyage au bord d’un trottoir. Sa récupération rend ses énigmes accessibles au moins encore pour une génération. Ces petits bouts de papiers témoins du passé, de vies, de lieux, de mille détails mis bout à bout racontent l’histoire de notre région, des luttes, des recherches et des défis de femmes et d’hommes qui nous ont précédés. Notre passé, c’est les racines de notre présent, conservons-les et transmettons le jalon pour que perdure la mémoire d’un temps à jamais révolu !

Que faire d’anciens albums de photos et de documents hérités ? 

Ce modeste exemple illustre bien la problématique — très actuelle — de la destruction de la riche documentation du XXe siècle.

Des prises de vues spontanées

L’œil du vacancier est souvent bon, car il dispose de temps libre, il scrute et il documente. Sa vision est extérieure, il s’émeut ou fixe le quotidien des gens, ce que justement les habitants qui le vivent ne pensent pas à documenter chez eux et pour eux — s’ils avaient les moyens de se préoccuper de cela. Les illustrations ont souvent la forme d’anecdotes très vivantes et n’ont rien à voir avec des prises de vues officielles. On y voit des instantanés d’histoire non améliorés tels qu’ils ont été vécus, par des gens, à leur époque. Il ne s’agit pas de tableaux, de gravures, de dessins ou de cartes postales, composés et ajustés, mais simplement de moments de vie figés par la technique de la photographie.

Par ailleurs, les épreuves photographiques sur papier argentique sont généralement de qualité supérieure[3] à celle des imprimés de l’époque et des cartes postales héliogravées.

Des témoins silencieux

Dans ces albums, de nombreuses photographies concernent les Alpes, principalement dans le Chablais et le canton du Valais. Les tirages photographiques sont généralement des exemplaires uniques, devenus des originaux, à la suite de la perte des négatifs, ce qui n’est pas le cas des cartes postales imprimées.

Ces prises de vues d’époques révolues sont documentaires et offrent des caractères ethnologiques et historiques évidents : il s’agit d’un bien culturel primordial et irremplaçable de notre patrimoine, pourtant encore trop méprisé.

La conservation

Autrefois, les archives étaient conservées et liées aux territoires restreints de chaque communauté et à peine disséminées dans quelques centres administratifs, politiques et religieux. Si cela facilite les recherches, les informations contenues sont essentiellement administratives, sans illustration autre que des statistiques, des chiffres, des noms et des faits, voire des plans. Avec le développement des moyens de communication et de documentation (photographie, films, enregistrements sonores), les albums de photos du XXe siècle sont très rapidement devenus intercantonaux, puis internationaux et intercontinentaux.

Qui jetterait un bijou ou un portrait d’ancêtre, sans au moins tenter de les vendre ? L’absence d’une obtention facile et rapide d’une valeur marchande, donc d’un marché organisé, réduit à néant encore bien des « bonnes volontés » qui contribueraient à la conservation des photographies.

Les cartes postales anciennes, de nature mobile et le plus souvent légendées, ont déjà été retenues depuis plus d’une cinquantaine d’années, comme revêtant des intérêts historiques, et font l’objet d’un commerce parfois âpre. D’ailleurs, dans mon exemple, les cartes postales de Verbier ont été préalablement retirées des albums par l’intermédiaire de la personne qui me les a vendus. L’Association du Mandement de Bex a publié, en 1982, l’ouvrage « Entre Gryonnes et Avançons » dédié entièrement aux cartes postales de la « Belle Époque ».

La dissémination

Les précieux avantages des photographies d’amateurs sont trop souvent annihilés par l’absence de légendes. Leur infinie dissémination géographique — presque exclusivement dans la sphère privée (dans des cadres, des livres, des albums ; dans des armoires, caisses, valises ; au réduit, au grenier, etc.) — et leur rassemblement dans des albums, non pas par thème et par région, mais suivant le déroulement de la vie de son premier propriétaire, ne contribuent pas à simplifier les recherches.

Des jalons de l’histoire

Passé quelques décennies, les documents n’intéressent généralement pas les chercheurs pour les personnes et les scènes de la vie privée qui y sont relatées. Aussi, ils ne représentent souvent plus grand-chose pour ceux qui n’ont pas vécu les moments fixés par la photographie ou qui n’ont pas connu les figurants. Bien d’autres motifs d’étude plus généraux devenus historiques après l’écoulement du temps intéresseront toute une panoplie de disciplines : étude des glaciers, des paysages, des costumes, des véhicules, des monuments historiques, des intérieurs, des modes, des mœurs, des techniques, etc., etc.

Une banque de données

Le classement raisonné de tels albums demeure presque impossible, tant les sujets et régions sont divers, pourtant « Memovs » https://archives.memovs.ch, le projet pionnier de la Médiathèque du canton du Valais, à Martigny, tend à gérer et à rendre accessible à chacun ces purs instants d’histoire. Le nombre actuel de photographies, films et enregistrements sonores est totalement inconnu, mais une grande partie est conservée. La part déposée dans des institutions peut être mise en valeur et rendue facilement accessible grâce à l’informatique.

Vous aussi

Il faut s’unir pour assurer la conservation de ce patrimoine. L’Association du Mandement de Bex s’engage et invite les personnes à déposer[4] de tels biens, albums, illustrations et documents dans ses locaux, pour que leur conservation dans le long terme soit assurée et qu’ils puissent servir à des études sur notre région et à leur illustration.

[1] Hélène Jeanne Germaine, fille aînée d’Hugues Georges Kaufmann et d’Alice Julie (née Jung), originaire de Jongny (VD) et de Genève ; décédée célibataire et sans enfant.

[2] Liliane Marie Marguerite, deuxième et dernier enfant d’Hugues Georges Kaufmann et Alice Julie (née Jung), née à Genève-Plainpalais, originaire de Jongny (VD) et de Genève ; décédée célibataire et sans enfant. Les parents ont divorcé en 1923, ce qui explique certainement l’absence très nette du père dans les albums dès la fin de la Première Guerre mondiale.

[3] Les anciennes photographies sont rarement des agrandissements, mais des tirages de contacts réalisés à partir de plaques de verre ou de négatifs de grand format.

[4] « Déposer » peut prendre divers sens à convenir de cas en cas : prêts, dons, dépôts (reste propriété du dépositaire et de ses ayant-droits, le musée assure la conservation et la gestion du bien déposé), etc. Les questions de droits d’auteur et de consultations par le public peuvent être facilement régies et limitées par les lois ou un arrangement particulier.

Alain Besse dans la revue du Mandement de Bex n°38 (2005)


Liens des publications d’Hélène Kaufmann :

https://scholar.google.ch/scholar?hl=fr&as_sdt=0%2C5&as_vis=1&q=archives+ouvertes+unige+Hélène+Kaufmann&btnG=

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