Au cours du XVIIIe siècle, les premiers géologues qui arrivent dans les Alpes suisses et le Jura sont intrigués par d’énormes rochers granitiques de plusieurs tonnes placés au sommet des collines, isolés au milieu des plaines. Parmi les plus important sur le territoire national, deux de ces blocs se trouvent dans la forêt des Luisances sur la colline des Montets.
Découverte des blocs erratiques et premières hypothèses
Ils sont rapidement appelés « blocs erratiques », car on ne sait comment ils sont arrivés là, ils se sont perdus. Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799) est perplexe : « Les granites ne se forment pas dans la terre comme des truffes et ne croissent pas comme des sapins sur les roches calcaires ! ».
De nombreuses théories et explications voient alors le jour. Jean-Étienne Guettard (1715-1786) suppose en 1762 que les blocs erratiques de la plaine d’Europe du Nord sont tout ce qui reste d’une montagne érodée.
Mais l’origine alpine de ces blocs et rapidement démontée. Se pose alors la question du transport de ces masses rocheuses. Certains savants comme Albrecht von Haller (1708-1777), l’expliquent jusqu’au milieu du XVIlle siècle, par l’ancienne thèse du déluge. Dans un même ordre d’idée, Horace-Bénédict de Saussure, qui parcourt les Alpes depuis 1758 imagine un transport par des glaciers par des gaz chauds. Le baron et géologue allemand Léopold von Buch (1774-1853) calcule même la force nécessaire pour que ces blocs soient charriés par-dessus le Jura et il voit dans le tragique accident du glacier du Giétroz comme une confirmation de ses vues.
Johann Gottfried Ebel (1764-1830), quant à lui, songe aussi à des inondations périodiques, mais dues à l’océan : le soulèvement des Alpes aurait été si brutal que la mer aurait charrié les blocs erratiques en se retirant. En 1778, Jean-André Deluc (1727-1817) émet I’hypothèse d’explosions souterraines dues a des poches d’air qui expulseraient des blocs sur des kilomètres. Mais de Saussure juge cette idée farfelue ; il n’y a aucun exemple de ces explosions et les blocs se pulvériseraient en s’écrasant au sol.
Le géologue français Léonce Élie de Beaumont (1798-1874) intègre diverses théories. En se refroidissant, la Terre aurait diminué brutalement de diamètre et, en se rétrécissant, des failles se seraient produites entre la croûte terrestre et le magma interne, failles dans lesquelles se serait engouffrée la mer, produisant des cataclysmes à l’origine du soulèvement des montagnes et par conséquent des inondations énormes. D’autres, en partant des observations sur les banquises, pensent que les blocs erratiques auraient été déposés par la banquise ou les icebergs en train de fondre lorsque la mer recouvrait la région.
Toutes ces théories ont leurs avantages, leurs défauts, leurs défenseurs et leurs détracteurs, mais aucune ne fait l’unanimité.
L’origine glaciaire
Une autre piste est ainsi explorée : les glaciers. En effet à cette époque, les glaciers sont en pleine crue. Cette période, que l’on appellera plus tard le « Petit Âge glaciaire », inquiète les autorités helvétiques qui craignent la destruction de villages par les glaces.
Dès 1742, Pierre Martel (1702-1761), opticien et mathématicien à Genève, parcourt le massif du Mont-Blanc et rédige un guide de voyage dans les Alpes. À ce propos, il parle de blocs rocheux qui, selon les habitants de la région, auraient été transportés jusqu’en plaine par le glacier du Bois. Ces montagnards auraient ainsi été les premiers à établir un lien entre les glaciers et les blocs erratiques.
Cette conclusion, toutefois, dérange, car dans la tradition chrétienne, la Terre, depuis sa création, va en refroidissant. Les glaciers n’ont donc pu être plus étendus qu’aujourd’hui. Pour le glaciologue Ignace Venetz (1788-1859), cela ne fait aucun doute : le climat de la Terre oscille entre le chaud et le froid et l’avancée des glaciers indique que l’époque est au refroidissement.
Pour démontrer la véracité de sa théorie, il va encore plus loin. Il se remémore lui aussi une rencontre en 1818 avec Jean-Pierre Perraudin qui affirmait que les glaciers recouvraient jadis l’ensemble des Alpes comme le prouvaient les roches striées et les blocs erratiques. Il se pose alors une question : jusqu’où les glaciers ont-ils avancé ? En récoltant des indices en Suisse, il en arrive à la conclusion que tout le plateau suisse était occupé par un puissant glacier.
En 1829, Venetz fait part de ses observations et de ses conclusions à un ami : Jean de Charpentier (1786-1855).
Au départ sceptique, ce dernier se laisse persuader. La théorie de Venetz explique une foule de phénomènes :
- L’aspect des blocs avec leurs arêtes non émoussées (inexplicables dans le cas d’un transport fluvial).
- La répartition des blocs dans les vallées, des blocs calcaires sur la droite et des blocs granitiques sur la gauche, une rivière ne peut faire un tel tri contrairement à un glacier.
- L’absence de stratification ou de triage des matériaux.
- La trace de petits lacs au creux des anciennes moraines sous la forme de dépôts stratifiés localisés.
- La formation de roches moutonnées, de leurs stries et leur polissage par les glaces.
Mais l’avancée des glaciers est encore expliquée par un soulèvement important des Alpes qui atteignaient une hauteur plus importante qu’aujourd’hui et qui se seraient « tassées » sous l’effet de l’érosion.
Le paléontologue Louis Agassiz (1807-1873) prend connaissance de la théorie glaciaire et devient un de ses plus fervents défenseurs, tout comme le biologiste Karl Friedrich Schimper (1803-1867), qui sera le premier à utiliser le terme de Eiszeit (âge glaciaire). En 1837, en croisant ses recherches européennes avec celles effectuées en Amérique du Nord, il arrive à la conclusion qu’une partie de l’hémisphère nord s’est retrouvé sous les glaces et parle alors d’âge glaciaire. Agassiz et le géologue britannique Roderick Impey Murchison (1792-1871) se rendent en 1840 en Écosse et y découvrent des roches striées ainsi que des blocs erratiques, signes de présence d’une calotte polaire. La théorie d’Agassiz convainc à son tour le géologue et paléontologue britannique William Buckland (1784-1856), mais le monde scientifique reste encore divisé. Agassiz publie ses études en 1840, précédant de peu l’essai sur les glaciers de 1841 de Charpentier et gagne ainsi le prestige de la découverte.
C’est en 1862 que la théorie glaciaire fait l’unanimité : le scientifique écossais Thomas Francis Jamieson (1829-1913) relate la rupture d’un barrage écossais et l’absence totale des phénomènes de stries et de blocs erratiques qui auraient dû se produire.
Le Bloc Monstre et la Pierre Besse
Dans son « Essai sur les glaciers et sur le terrain erratique du bassin du Rhône » Jean de Charpentier écrit : « Près de ma demeure au Devens, il y a sur le flanc septentrional d’une petite montagne de gypse, appelée le Montet, un bloc calcaire provenant des montagnes qui bordent la vallée de |’Avançon. La longueur moyenne de ce bloc est de 54 pieds, sa largeur de 49 et sa hauteur de 61 pieds ; il offre par conséquent un volume de 161 000 pieds cubes. Les arêtes et les angles sont peu émoussés. C’est le plus grand bloc erratique que je connaisse. Comme il n’y a pas de nom particulier, je le nommerai « le Bloc Monstre »
Situé à 520 mètres d’altitude, sa taille est effectivement impressionnante : 4347 m3. Composé de calcaire urgonien, le Bloc Monstre a été laissé sur place par le glacier rejoignant celui du Rhône par l’est, le glacier d’Anzeindaz.
Située non loin du Bloc Monstre, la Pierra-Bessa (ou Pierre-Besse) est un bloc de 1500 m3 de quinze mètres de hauteur et fendu perpendiculairement du sommet à la base. Tout comme son voisin, il provient du glacier qui s’était écoulé à travers la vallée de l’Avançon lors de la dernière période glaciaire. Il est probablement tombé du massif de l’Argentine.
Sur une des surfaces, on peut lire :
PIERRA — BESSA DONNE A LA SOC. VAUD. D. SC. NAT. PAR C.
GRENIER ET F. CHERIX 1877
Nathalie Liechti-Zoller dans la revue du Mandement de Bex n°51 (2018)
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